Bridge Communication

Comment Trump dynamite la politique américaine

Par Francis Temman*

Loin de l’image caricaturale que l’on peut avoir en Europe, Donald Trump a su mettre en œuvre une stratégie complexe de marketing politique que l’on peut résumer en quatre mots : transgression, émotion, démolition, attention…

Le milliardaire américain Donald Trump est désormais assuré, sauf coup de théâtre, de recevoir l’investiture du Parti républicain pour la Maison Blanche. Comment ce total outsider en politique s’y est-il pris pour s’emparer, par dessus la tête des élites, de la nomination par les électeurs du Grand Old Party, celui qui de Lincoln à Bush père et fils, en passant par Nixon et Reagan, a le plus régné sur la vie politique américaine ?

Comment, celui à qui on donnait peu de chances au début des primaires a-t-il écrasé ses 16 rivaux et scellé en à peine trois mois le sort d’une primaire inédite dans l’histoire ? Décryptée, la stratégie marketing de Trump tient en quatre mots : transgression, émotion, démolition, attention… Retour sur un phénomène politique.

L’innovation par l’offre

A l’image de ces entreprises qui choisissent de se démarquer en tournant le dos à leurs concurrents et en investissant de nouveaux terrains de jeux – Apple est le meilleur exemple – Trump a adopté une stratégie « Océan bleu », ouvrant de nouveaux espaces stratégiques pour proposer une offre politique en complète rupture.

L’homme d’abord: un candidat sans aucune expérience politique, issu d’une Amérique qui entreprend et non de l’establishment traditionnel ou de dynasties patriciennes (les Bush). S’il était élu, il serait le premier président depuis George Washington à entrer à la Maison-Blanche, sans avoir auparavant détenu la moindre fonction élective. Pour comprendre Trump, 69 ans, il faut comprendre sa vision du monde. Issu de la petite bourgeoisie du Queens, bien doté à la naissance et instruit dans les meilleures universités, l’homme est un « winner », mû par une ambition démesurée, qui cache un besoin de reconnaissance remontant aux jeunes années, et un ego narcissique hypertrophié. Il n’en a pas moins conservé un fort sentiment d’appartenance au peuple. S’il s’affranchit des codes habituels du débat politique qu’il transgresse avec vulgarité, obscénité parfois, c’est qu’il parle au nom des « sans voix », il parle au peuple, il « parle peuple », faisant presque oublier qu’il est milliardaire.

Le positionnement ensuite : Trump, c’est l’outsider contre des « élites incompétentes ». C’est précisément parce qu’il n’est pas du sérail qu’il se dit les mains libres pour agir. Auréolé de sa réussite d’entrepreneur mais méprisé par les cadres du parti qui le trouvent infréquentable, il promet de révolutionner un système de gouvernement confisqué par les lobbys, les groupes de pression et les intérêts particuliers, et rendre le pouvoir au peuple.

Trump le démolisseur

La manière ensuite. Ou plutôt, devrait-on dire, les mauvaises manières. Par sa grande gueule, son arrogance, son machisme, ses appels au pugilat (« Get them out !», à propos des manifestants à ses meetings), ses dénonciations du système électoral « truqué », sa xénophobie (les Mexicains, des « violeurs »), ses harangues contre les médias (ces « journalistes dégoûtants »), il prend un risque politique énorme mais finement calculé. En jouant le peuple contre les médias, en brocardant l’immobilisme des élites politiciennes de Washington, il en appelle au sentiment de déclassement des classes moyennes et populaires blanches.

Séduire les électeurs et détruire ses adversaires : l’alpha et l’oméga de la communication politique. Pour Trump, la politique est un combat mano a mano, où tous les coups sont permis. Démolir, négocier ensuite. Il excelle dans l’invective, n’hésite pas à ridiculiser voire insulter ses rivaux républicains qu’il affuble de diminutifs ravageurs : « Ted Cruz le menteur «  » (Lying Ted), « Le petit Rubio »(Little Marco Rubio ). Les femmes ne sont pas épargnées, comme Carly Fiorina en plein débat (« Regardez ce visage. Qui voterait pour ça ? »). Quant à Jeb Bush, il ne s’est jamais remis du qualificatif peu glorieux de « type mollasson » (low-energy individual).

L’émotion plutôt que la raison

Il réussit l’exploit de faire se déplacer les foules en nombre inimaginable pour voir le « show  ».  Car l’homme est passé maître en psychologie sociale. C’est Eros et Thanatos réunis sur la scène, qu’il prend tel un boxeur qui monte sur le ring, prêt à décocher ses uppercuts. Sans discours ni notes, il improvise entièrement ses meetings. Cela lui permet, dit-il, de mieux juguler et d’accompagner les émotions de la foule.

Dans la salle, les gens se fichent bien de connaître ses positions politiques sur telle ou telle question. Il ne s’adresse pas à leur cerveau mais à leurs tripes. Plutôt qu’un programme clair et précis, Trump égrène ses opinions qui se résument à un message rudimentaire : vous êtes victimes de la mondialisation parce que les gens qui vous gouvernent sont incompétents et entraînent le pays à sa perte. Et de promettre plus d’emplois, de dénoncer les étrangers, et de dénigrer les fonctionnaires et la bureaucratie fédérale. S’ensuivent quelques mesures radicales qui provoquent la stupeur, voire l’hilarité: construction d’un mur à la frontière avec le Mexique; interdiction d’entrée du territoire pour les musulmans ; droits de douane de 45% pour les produits chinois, réarmement atomique du Japon et de la Corée du Sud, etc.

A l’image de cette foule, il est en colère. Il capte cette colère du peuple qu’il transforme, dit-il lui-même, en « amour ». A un reporter de Time Magazine qu’il a invité à le suivre dans son jet privé, il lâche ainsi : « Il y a tellement d’amour dans ces stades ». Ses meetings s’achèvent avec Pavarotti criant à la fin de Nessum Dorma de Puccini : « Vincero » (« Je vaincrai »).

Les audiences plutôt que les sondages

Trump a vite compris le bénéfice qu’il pouvait tirer de ses provocations. Les médias américains ne parlent que de lui. Pourquoi s’en priveraient-ils ? Dès qu’il apparaît à l’écran, les audiences bondissent. Sa meilleure façon de « punir » un média qui lui déplaît (récemment Fox News) est d’annuler sa venue à un débat. L’homme d’affaires se délecte de cette couverture massive qui lui est offerte. Au même reporter de Time Magazine, la télécommande à la main, zappant d’une chaîne à l’autre, il explique : « Vous voyez : ce sont les audiences. Je vais sur l’une de ces émissions et les audiences doublent. Elles triplent. Et ça, ça confère du pouvoir. Ce ne sont pas les sondages qui comptent. Ce sont les audiences ».

Et pas juste les audiences télé. Trump gère de main de maître sa notoriété et son marketing en temps réel sur les réseaux sociaux. A chacun de ses dérapages, il crée le buzz. Les « like » sur Facebook, les recherches Google, les mentions sur Twitter, et les followers sur Instagram, sont autant de leviers gratuits de célébrité. Ses rivaux dépensent des millions de dollars en publicité négative pour l’attaquer. Il n’en a cure et mène lui l’une des campagnes les plus économes de l’histoire récente américaine.

L’art du deal

Cette offre politique inédite séduit précisément parce qu’elle est radicalement nouvelle. En se différenciant ainsi, Trump créée de l’innovation valeur, attirant vers les urnes des primaires les franges désaffectées de l’électorat traditionnel républicain, dont les deux tiers se disent « trahis » par les cadres du Parti, et drainant un électorat indépendant qui ne votait plus.

Le chemin est encore long jusqu’à la convention. Le candidat, pratiquement désormais assuré de son investiture, sait qu’il devra convaincre au-delà de son socle électoral. Il sait qu’il devra se présidentialiser et vraisemblablement assouplir ses positions les plus clivantes. A ceux qui s’inquiètent de sa capacité à rassembler, puis à gouverner, à gérer des crises, Trump rassure : « Je sais négocier ». Un businessman à la Maison-Blanche ? Les lois du monde des affaires sont elles transposables au monde politique ?

* Francis Temman est le PDG de l’agence conseil Bridge Communication. Diplômé en sciences politiques de l’Université de New York, il a été pendant huit ans correspondant de l’AFP à Washington.

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